Ce texte rédigé en juin 2001 est un projet d'avis au Premier Ministre de la part de l'Académie des Technologies. Il se présente comme une proposition, non retenue, de refonte du texte préparé à l'origine par l'Académie. Il n'engage bien évidemment que son auteur. Pour éviter tout malentendu, les formules telles que « L'Académie recommande... » ont été remplacées par: « Nous recommandons... ».


Brevetabilité des logiciels

Bertrand Meyer

Proposition d'avis au Premier Ministre

Dans le cadre des consultations en cours au niveau de l’Union européenne, la France devant prendre prochainement position sur la question des inventions mises en œuvre par ordinateur, le Premier ministre a souhaité connaître l’avis de l’Académie des technologies sur le sujet. Le présent avis rappelle le contexte et présente un certain nombre de recommandations précises pour permettre à l’Europe de prendre l’initiative dans ce domaine.

1. Le contexte

L’importance économique de l’industrie du logiciel, l’omniprésence des technologies de l’information dans la vie des entreprises et des particuliers, l’acuité des rivalités commerciales en informatique, donnent un relief tout particulier aux questions de protection de la propriété intellectuelle des logiciels. L’idée se présente tout naturellement d’une protection par brevets, qui a fait ses preuves depuis deux siècles dans d’autres domaines de l’ingénierie.

Une généralisation des brevets dans le domaine du logiciel se heurte cependant d’emblée à trois problèmes :

    + Les difficultés soulevées par le précédent américain.

    + Le décalage croissant entre la théorie et la pratique dans la jurisprudence européenne récente.

    + La spécificité du logiciel par rapport aux disciplines auxquelles se sont traditionnellement appliqués les brevets.

Il convient avant d’examiner ces trois aspects d’écarter les arguments idéologiques, voire passionnels, qui obscurcissent parfois les discussions sur ce sujet. Ce serait en particulier une grave erreur que d’assimiler le débat sur les brevets à celui sur le logiciel « libre ». Si les partisans du logiciel libre sont naturellement réfractaires à la notion de brevet logiciel, on trouve également de très nombreux opposants à cette idée parmi les vendeurs de logiciels et autres acteurs économiques de l’industrie, nullement adeptes du logiciel libre. Leurs arguments sont de nature économique, sans a priori idéologique. La question qui les préoccupe, et doit constituer la base d’une discussion constructive dans ce domaine, est pragmatique et non passionnelle :

« Quel système, fondé ou non sur une forme de brevet, est le plus avantageux pour l’avancement de la science et de la technique, de l’industrie du logiciel, et de la société — tout particulièrement de l’industrie et de la société européennes ? »

Le présent avis propose une réponse circonstanciée à cette question.

2. Le précédent américain

Longtemps, les offices de brevets des différents pays ont refusé d’accorder des brevets purement logiciels, en vertu du principe qu’une idée ou une méthode ne sont pas en elles-même brevetables, mais seulement leur mise en œuvre dans un procédé ou un dispositif matériel. La convention de Munich de 1973 a exclu les programmes d’ordinateur « en tant que tels » du domaine de la brevetabilité, les pays européens choisissant de les protéger par le régime du droit d’auteur.

La situation a cependant considérablement changé aux Etats-Unis à partir du milieu des années 80, non pas du fait d’une évolution juridique planifiée, mais parce que quelques tribunaux ont commencé d’accorder des demandes de brevets purement logiciels. Cette tendance n’a cessé de s’amplifier pour atteindre en 2001 un nombre de brevets prévu de plus de vingt mille. Cette explosion sans précédent s’est effectuée sans un renforcement associé des compétences logicielles du bureau américain des brevets (PTO) ; elle a abouti à un régime très largement critiqué, dans lequel des brevets sont accordés à des éléments de logiciel triviaux ou utilisés largement depuis des années (comme la notion d’  « hyper-lien », utilisée quotidiennement par quiconque a accès au Web, dont une société prétend  détenir la propriété lui donnant droit à des redevances). Les brevets sont en grande partie déposés par des officines spécialisées et non par les grands innovateurs de l’industrie du logiciel.

Le système peut se vanter de quelques succès, en particulier dans le domaine de la cryptographie. Presque partout ailleurs, les brevets sont déposés sans véritable contrôle de qualité, et le plus souvent sans recherche sérieuse d’antériorité. Peu de brevets ont été effectivement soumis à l’épreuve d’un procès ; les sociétés menacées d’une attaque préfèrent le plus souvent écarter le problème en payant une redevance, aussi injustifiée soit-elle. Mais le résultat global est une épée de Damoclès suspendue au-dessus de l’industrie, qui se sent  menacée de voir ses pratiques les plus courantes brevetées et assujetties à redevance. Il n’est pas surprenant que dans ces conditions l’hostilité aux brevets soit courante dans l’industrie même du logiciel.

3. La situation européenne

L’ouverture des vannes aux Etats-Unis ne pouvait être sans conséquences pour l’Europe. De fait, sans évolution législative particulière, la jurisprudence de l’Office Européen des Brevets (OEB) s’est étendue progressivement jusqu’à accorder plusieurs milliers de  "brevets logiciels", en principe lorsqu’ils ont un effet technique au sens large. Cet écart croissant entre les textes et la pratique rend particulièrement importante la nécessité d’une mise à jour de la législation.

Un autre facteur vient accroître l’urgence d’une telle réflexion : la pression exercée sur le marché et les gouvernements européens par les sociétés américaines possédant des brevets et soucieuses d’en tirer le maximum de bénéfices. Les brevets américains étant pour leur très grande majorité issus de sociétés américaines, leur extension automatique serait profondément dommageable à l’industrie européenne, menaçant gravement les possibilities d’innovation dans le domaine.

4. La spécificité du logiciel

Il peut être tentant de minimiser les aspects spécifiques du logiciel en vertu de l’insinuation que « chaque discipline prétend bien sûr être spécifique » et que malgré leurs protestations initiales d’originalité des domaines aussi divers que la chimie et la biologie ont fini par adopter avec succès un système de brevets initialement défini pour des techniques telles que la mécanique ou l’électricité. Cet argument d’uniformité barre le chemin à toute solution satisfaisante car il ne tient pas compte des différences fondamentales du logiciel :

    + La caractéristique même de ce domaine est qu’il y est impossible d’énoncer une différence définitive et absolue entre idée et réalisation, spécification et implémentation, algorithme et programme. Mais toute la jurisprudence classique du brevet était fondée sur cette différence : on brevète la réalisation et non l’idée. C’est une contradiction fondamentale que personne n’a vraiment résolue — et qu’évitait la jurisprudence initiale lorsqu’elle ne laissait breveter que des dispositifs physiques incluant un logiciel, non le logiciel lui-même.

    + On notera également que le logiciel est couramment protégé, en Europe et ailleurs, par le droit d’auteur. C’est une autre marque indéniable d’originalité : personne ne proposerait d’appliquer un copyright à un dispositif mécanique ou électrique. Inversement, nul ne songerait à breveter un roman ou une chanson. Que l’on ait pu appliquer ces deux mécanismes si différents au logiciel montre bien qu’il s’agit d’un produit dont la nature même est sans précédent. Lui imposer sans adaptation des mécanismes développés pour des disciplines d’ingénierie classiques ne peut déboucher sur un résultat acceptable ni techniquement ni économiquement.

    + La fréquence d’innovation en logiciel a été jusqu’ici  beaucoup plus rapide qu’ailleurs, comme le suggère l’expression « année Web »; ce qui prend là quinze ans en demande ici cinq. Les délais classiques de péremption des brevets (un peu moins de vingt ans) ne sont probablement pas adaptés. On notera au demeurant que les délais du droit d’auteur (soixante-dix ans) le sont encore moins.

    + On notera enfin que la question de la brevetabilité du logiciel fait l’objet de discussions approfondies depuis plus de vingt ans et n’a pas encore trouvé de solution faisant l’assentiment de la profession. Ceci montre  a contrario que toute suggestion simpliste — « cela marche pour les chimistes, pourquoi pas pour le logiciel ? » —  a peu de chance de résoudre le problème.

5. Écueils à éviter

Pour s’acheminer vers une solution qui mettrait un terme au flottement européen actuel, il nous semble essentiel d’éviter (outre les arguments idéologiques ou passionnels mentionnés plus haut) un certain nombre de risques.

Le premier risque serait d’accepter telle quelle, ou à peu de modifications près, la pratique américaine. Dans son pays même, elle fait l’objet des critiques presque unanimes des professionnels, même ceux qui sont en principe favorables aux brevets ; et son extension indistincte à l’Europe serait particulièrement nocive pour l’industrie européenne.

Un autre risque serait d’adopter un réflexe nationaliste et anti-américain. Certes, les rivalités commerciales sont sévères. Mais l’imbrication des industries européenne et américaine est telle que toute action de rétorsion aurait inévitablement des effets de retour pervers. Surtout, il n’est pas du tout nécessaire que le jeu soit à somme nulle. Une bonne solution européenne pourrait devenir une bonne solution américaine. Si l’Europe, qui n’a pas le handicap de quinze ans de jurisprudence erratique, peut arriver à une solution efficace et convaincante, il n’est pas exclu que les Etats-Unis, sous la pression des éléments les plus éclairés de son industrie, l’adoptent à leur tour. En reprenant le problème à la base, sans le handicap de la dérive américaine, l’Europe peut montrer la voie.

Une dernière erreur serait de croire qu’il est facile, et surtout bon marché, d’éviter les erreurs américaines. La situation outre-atlantique n’est affaire ni d’incompétence globale ni d’un noir dessein de domination mondiale. (Comme on l’a vu, si elle profite aux cabinets d’avocats, elle est extrêmement préjudiciable aux sociétés de logiciel américaines elles-mêmes, en particulier aux plus créatives.) Elle est due en grande partie à un problème d’argent : le PTO (Patent and Trademark Office) n’a jamais eu, malgré quelques relatives améliorations récentes, les moyens d’embaucher des informaticiens de haut niveau, capables d’analyser en détail les demandes de brevets et de rejeter les quelque 80% qui, de l’avis général, sont actuellement acceptées et ne devraient pas l’être car elles n’ont ni l’originalité, ni le sérieux requis, ni la recherche d’antériorité. Il peut être envisagé d’éviter ces errements en constituant un Bureau Européen des Brevets Logiciels doté d’un personnel informaticien de très haut niveau technique. Mais ce serait déchoir à notre responsabilité que de prétendre que cela peut se faire à bas prix. Les bons informaticiens coûtent cher, et sont soumis à de très fortes pressions pour être employés dans l’industrie. Rassembler le personnel nécessaire et qualifié demandera un investissement important et des procédures administratives assouplies (pour pouvoir payer les salaires nécessaires). Les Américains n’y sont pas arrivés ; l’Europe en est peut-être capable, mais seulement si elle s’en donne les moyens par une politique volontariste, et reconnaît le sérieux du problème.

6. Recommandations

L’énoncé des difficultés ne saurait conduire à un constat d’impuissance. Comme on l’a noté au début de cet Avis, il est essentiel de mettre un terme à la confusion actuelle.

Nous proposons une politique destinée à transformer cette crise actuelle en une opportunité : l’opportunité pour l’Europe de prendre l’initiative dans le domaine des brevets logiciels, en menant une action sérieuse, techniquement fondée, et de nature à servir de modèle au reste du monde.

Nous recommandons:

    + De maintenir la législation et la jurisprudence précédentes relativement aux brevets de dispositifs matériels incluant des logiciels, et de donner une large diffusion à cette possibilité.

    + D’établir un Brevet Européen des Logiciels à l’issue d’une concertation avec les professionnels.

    + De fonder le Brevet Européen des Logiciels sur un ensemble de principes inspirés pour un part des brevets non logiciels, et pour un part du droit d’auteur (copyright), l’une et l’autre traditions fournissant des éléments précieux pour assurer la protection du logiciel en tenant compte de sa spécificité.

    + De faire en sorte que le Brevet Européen des Logiciels ait une période de péremption adaptée aux caractéristiques propres de l’industrie du logiciel.

    + D’établir des normes très strictes d’acceptation des demandes de Brevets Européens des Logiciels, fondée sur une analyse en profondeur de la science et de la technologie informatiques, s’appuyant sur une étude détaillée des systèmes existants (américain et allemand en particulier), et impliquant des conditions inattaquables de sérieux technique, d’originalité et de recherche d’antériorité.

    + De conditionner la mise en place du Brevet Européen des Logiciels à celle d’un organisme d’habilitation (département d’un organisme existant tel que l’Office Européen des Brevets, ou nouvel organisme) doté d’un financement à la mesure de la tâche et des moyens administratifs nécessaires au recrutement de spécialistes informaticiens de haut niveau.

    + De définir le Brevet Européen des Logiciels en vue d’une application ultérieure internationale, en évitant tout élément spécifiquement européen, et — une fois ce Brevet adopté — d’encourager les pays non européens à l’adopter.

    + De ne pas accepter l’homologation des brevets américains actuels dans le domaine du logiciel, tout en précisant à nos partenaires qu’il ne s’agit pas d’une action hostile mais d’un souci de qualité profitable à tous.

    + De définir une politique intermédiaire permettant, dans l’attente du Brevet Européen des Logiciels, de ne pas pénaliser l’industrie européenne.

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